Eugenia, juste de Jassy
Lionel Duroy sort de son champ de prédilection pour nous faire découvrir une femme des années 30 qui se bat pour comprendre l’origine de la haine émergente envers les Juifs.
Eugenia du prénom de son héroïne c’est non seulement un roman d’amour improbable, mais aussi une plongée dans l’atmosphère tragique d’un pays proche et que cependant nous méconnaissons : la Roumanie de Mihai Antonescu. Celui-ci fit de ce pays allié de la France lors de la Grande Guerre, un vassal d’Hitler, lequel s’en servit de base de départ lors de l’invasion de l’URSS lors de la rupture du pacte germano-soviétique, entraînant avec lui et dans sa chute l’armée roumaine. Ce qui lui valut, outre son antisémitisme ardent, d’être traduit devant le «Tribunal du Peuple» et condamné à mort pour «crimes contre la paix, contre le peuple roumain, les peuples de la Russie soviétique, les juifs, le gitans et autres crimes de guerre» en 1946 .
Une histoire d’amour improbable, contrariée et risquée, imaginée entre une jeune et brillante étudiante puis journaliste Eugénia, et l’écrivain, dramaturge juif, alors en vogue Mihail Sebastian (de son vrai nom Iosif Hechter), dont le journal est paru en France en 1999. Aujourd’hui oublié sans doute d’une part à raison de sa disparition accidentelle quelques jours après la fin de guerre en mai 1945, d’autre part éclipsé par la gloire d’Eugène Ionesco, voire celle de Cioran qui commit pourtant des écrits ouvertement antisémites, cités dans ce roman. L’admiration pour l’écrivain, qui n’est pas encore une relation amoureuse, précipite une rupture définitive avec son frère Stefan, acquis aux idées fascistes et antisémites violentes, mais aussi avec ses parents imprégnés de l’antisémitisme ambiant sans pour autant souhaiter la mort d’autrui et qui ne la comprennent pas.
Ce roman est aussi une enquête journalistique d’Eugenia, sur le tragique et bien réel pogrom de Jassy, le 21 juin 1941, où plus de 13 000 juifs perdent la vie, soit massacrés par leurs voisins ou par «d’honnêtes» passants, soit enfermés dans des trains dans la chaleur, sans eau ni nourriture. Enquête difficile, dangereuse au cours de laquelle elle croise le chemin de Malaparte, mais aussi d’autorités qui s’abstiennent de l’arrêter car c’est la sœur de Stéfan, qui entre temps est devenu un dignitaire du régime proche des allemands. Le tout avec en fond, la résistance dans laquelle elle finit par s’engager, la vie de tous les jours tant à Jassy qu’à Bucarest où elle soutient, ravitaille et cache Mihail Sebastian, qui en aime une autre…
Ce roman de Lionel Duroy, qui en a déjà écrit une quinzaine, est un roman humaniste et émouvant, tout en demeurant palpitant. Il incite à découvrir ou redécouvrir les années sombres de la Roumanie qui ont duré bien au-delà de 1945, puis à s’interroger sur la nature humaine…
«Comme c’était étrange que notre famille se soit ainsi scindée en deux, d’un côté Stefan et nos parents, favorables à l’édification d’un mur à nos frontières afin qu’aucun étranger, qu’aucun Juif ne vienne plus souiller le pur sang roumain ; de l’autre Andrei et moi, convaincus de la primauté de l’humanité sur les nations, rêvant d’un souffle de fraternité entre les peuples qui balaierait les patriotismes et les égoïsmes, à l’image de la littérature qui se joue des frontières. Moi, j’avais eu Irina pour m’indiquer le chemin, mais Andrei était né comme ça, sans rien de mauvais en lui, je l’aurais juré, survolant le monde de sa belle âme, ne voyant pas ce qui le différenciait d’un Juif, d’un Bulgare, d’un Turc ou d’un Allemand. » (p.101-102)
Hubert/MC-Librairie Doucet.
Eugénia – 487 pages – Prix : 21 € – (mars 2018)
Quelques titres de Lionel Duroy : « Le Chagrin » 2010 – « L’hiver des hommes » 2012 (prix Renaudot des lycéens et prix Joseph Kessel) – « Echapper » 2015 et « L’Absente » 2016, tous parus chez Juilliard.