« A la Sainte Catherine, Tout bois prend racine » dit le proverbe
Et ce plaidoyer a déjà plus de 150 ans !

La plupart des grandes étendues boisées se sont resserrées. Où trouver maintenant la forêt des Ardennes ? Les forêts qui subsistent sont à l’état de coupes réglées et n’ont point de beauté durable. Les besoins deviennent de plus en plus pressants, l’arbre, à peine dans son âge adulte, est abattu sans respect et sans regret. Que de colosses admirables les personnes de mon âge ont vu tomber ! Il n’y en a plus, il faut inventer des charpentes en fer, on ne pourra bientôt plus trouver ni poutres, ni chevrons. Partout le combustible renchérit et devient rare. La houille est chère aussi, la nature s’épuise et l’industrie scientifique ne trouve pas le remède assez vite.
Irons-nous chercher tous nos bois de travail en Amérique ? Mais la forêt vierge va vite aussi et s’épuisera à son tour. Si on n’y prend garde, l’arbre disparaîtra et la fin de la planète viendra par dessèchement sans cataclysme nécessaire, par la faute de l’homme. N’en riez pas, ceux qui ont étudié la question n’y songent pas sans épouvante.
On replantera, on replante beaucoup, je le sais, mais on s’y est pris si tard que le mal est peut-être irréparable. Encore un été comme celui de 1870 en France, et il faudra voir si l’équilibre peut se rétablir entre les exigences de la consommation et les forces productives du sol. Il y a une question qu’on n’a pas assez étudiée et qui reste très mystérieuse : c’est que la nature se lasse quand on la détourne de son travail. Elle a ses habitudes qu’elle quitte sans retour quand on les dérange trop longtemps. Elle donne alors à ses forces un autre emploi ; elle voulait bien produire de grands végétaux, elle y était portée, elle leur donnait la sève avec largesse. Condamnée à se transformer sous d’autres influences, la terre transforme ses moyens d’action. Défrichée et engraissée, elle fleurit et fructifie à la surface, mais la grande puissance qu’elle avait pour les grandes créations elle ne l’a plus et il n’est pas sûr qu’elle la retrouve quand on la lui redemandera. Le domaine de l’homme devient trop étroit pour ses agglomérations. Il faut qu’il l’étende, il faut que des populations émigrent et cherchent le désert. Tout va encore par ce moyen, la planète est encore assez vaste et assez riche pour le nombre de ses habitants ; mais il y a un grand péril en la demeure, c’est que les appétits de l’homme sont devenus des besoins impérieux que rien n’enchaîne, et que si ces besoins ne s’imposent pas, dans un temps donné, une certaine limite, il n’y aura plus de proportion entre la demande de l’homme et la production de la planète. Qui sait si les sociétés disparues, envahies par le désert, qui sait si notre satellite que l’on dit vide d’habitants et privé d’atmosphère, n’ont pas péri par l’imprévoyance des générations et l’épuisement des forces trop surexcitées de la nature ambiante ?
En attendant que l’humanité s’éclaire et se ravise, gardons nos forêts, respectons nos grands arbres, et, s’il faut que ce soit au nom de l’art, si cette considération est encore de quelque poids par le temps de ruralité réaliste qui court, écoutons et secondons nos vaillants artistes ; mais nous tous, protestons aussi, au nom de notre propre droit et forts de notre propre valeur, contre des mesures d’abrutissement et d’insanité. Pendant que, de toutes parts, on bâtit des églises fort laides, ne souffrons pas que les grandes cathédrales de la nature dont nos ancêtres eurent le sentiment profond en élevant leurs temples, soient arrachées à la vénération de nos descendants. Quand la terre sera dévastée et mutilée, nos productions et nos idées seront à l’avenant des choses pauvres et laides qui frapperont nos yeux à toute heure. Les idées rétrécies réagissent sur les sentiments qui s’appauvrissent et se faussent. L’homme a besoin de l’Éden pour horizon. Je sais bien que beaucoup disent : « Après nous la fin du monde ! »
C’est le plus hideux et le plus funeste blasphème que l’homme puisse proférer. C’est la formule de sa démission d’homme, car c’est la rupture du lien qui unit les générations et qui les rend solidaires les unes des autres.
Nohant, 6 novembre.
George Sand, « Impressions et souvenirs. La forêt de Fontainebleau », XXe feuilleton, Le Temps, 13 novembre 1872. – Le XXe feuilleton dans l’édition des Impressions et souvenirs de 1873.
L’APPEL DE LA FORÊT – LE « UN » HORS SÉRIE XL – Eric Fottorino – Emmanuel Lepage (illustration) – prix : 7,90 €

Dans le numéro de Juin 2023 vous trouverez :
– Le Grand entretien de Francis Hallé « Le botaniste appelle à changer de regard sur ces espaces essentiels dont il souligne l’importance écologique. » – Un article de Pierre Bergougnioux Extrait : Quand un paysan des années 1930 décidait de transformer ses terrains en une plantation de pins. » –
Enquête de Lou Héliot et Hélène Seingier « Les pratiques et usages de la forêt, de l’industrie du bois à la sylvothérapie, en passant par la cueillette, la chasse et les réserves de vie sauvage. – Un Reportage de Laurène Daycard sur La forêt de la Teste, un an après le méga-incendie qui l’a ravagée. – Manon Paulic
Portrait : Malaise chez les gardes forestiers de l’ONF.
LIBRAIRIE DOUCET LE MANS/ M-Christine
Impressions et souvenirs – 336 pages – prix : 13,00 € – Parution : 17/03/2005

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